12. Matin de fer
Quand Satine Vanderbild rencontra Élisabeth Malory, celle-ci venait de sortir d’une nouvelle crise de dépression.
La couleur de ses yeux turquoise avait viré au gris terne et ses pupilles étaient à demi dilatées en permanence sous l’effet des tranquillisants et de l’alcool.
Dans le salon encombré de machines de musculation inutilisées trônait un grand écran de télévision branché sur la chaîne d’informations continues.
Un présentateur annonçait l’apparition d’une grippe mortelle transmise par les oiseaux migrateurs. Il chiffrait pour l’instant les victimes à une cinquantaine de morts, et précisait : selon les premières analyses cette grippe aurait muté du fait des conditions d’élevage toujours plus intensives des volatiles. Alternance accélérée de nuit et de jour et prise d’hormones destinées à provoquer une croissance prématurée auraient fait apparaître cette maladie. Pour l’instant la grippe ne touchait que quelques humains vivant en permanence avec les volatiles, mais les scientifiques prévoyaient une possible mutation du virus qui pourrait alors se propager non plus de l’oiseau à l’homme, mais de l’homme à l’homme. Il n’existait encore aucun vaccin, aucun remède. Ils envisageaient une épidémie pouvant faire plusieurs centaines de millions de morts.
Élisabeth se sentait exténuée en permanence. En fait elle aurait aimé s’endormir et ne jamais se réveiller.
Elle se versa une grande rasade de whisky, y déversa quelques cachets, l’absorba avec une grimace, puis alluma nerveusement une cigarette. Elle regarda l’étrange femme blonde qui avait poliment sollicité un entretien et qui attendait, silencieuse, dans son fauteuil.
— Un projet de voilier de l’espace ? Dans quel but ? Une course ? Une régate cosmique ?
— Non, pas vraiment. Disons plutôt une exploration.
La femme blonde parlait avec tranquillité.
Élisabeth apprécia son look, des gilets superposés de différentes couleurs et des bijoux en forme d’animaux. Deux longues boucles terminées par des papillons ornaient ses oreilles.
— Vous vous trompez de personne. Je ne suis pas cosmonaute, je suis skipper.
— Alors disons qu’il nous faut une « skipper des étoiles ».
Élisabeth eut cette fois un rire grinçant.
— Vous êtes aveugle ? Je suis infirme. Mes jambes ne me portent plus. Je crois qu’on vous a mal renseignée.
Déjà elle lui faisait signe qu’elle voulait rester seule et lui montrait la direction de la sortie.
Satine Vanderbild fit mine de ne pas avoir saisi l’injonction.
— Ce ne sont pas vos capacités physiques qui nous intéressent mais vos connaissances en maîtrise des voiles. Ce voilier spatial fonctionnera comme un navire, si ce n’est qu’au lieu d’être propulsé par l’air, il sera propulsé par la lumière.
L’assistante ne voulait pas revenir bredouille auprès de son nouveau patron. Elle comprenait qu’Élisabeth n’avait plus goût à rien, et que sa capacité d’émerveillement s’était amoindrie. Elle n’était fascinée que par sa propre déchéance.
Satine se dit qu’elle avait besoin d’un électrochoc. Elle tenta alors le tout pour le tout et signala que ce projet était dirigé par Yves Kramer.
L’effet fut spectaculaire.
Le visage de la navigatrice se décomposa.
— Comment ose-t-il ? éructa-t-elle.
— C’était un accident. Il ne l’a pas fait exprès. Votre colère vous aveugle. Il a essayé de s’excuser, il veut que tout s’arrange. Ce projet, le « Dernier Espoir », présente une plus grande ambition qu’un simple vol spatial. Il vise à sauver l’humanité.
— Fichez-moi le camp tout de suite !
Satine Vanderbild se leva, arracha des mains d’Élisabeth la télécommande du téléviseur et augmenta le son jusqu’à ce qu’il devienne assourdissant.
Le présentateur évoquait un attentat-suicide dans une école perpétré par un kamikaze fanatique. On voyait les corps ensanglantés de dizaines d’enfants transportés sur des civières ou dans des sacs noirs.
— Est-ce que votre colère contre Yves est plus importante que votre colère contre ça ?
— Qu’est-ce qui vous prend ? Baissez le son ! Ça fait mal aux oreilles !
Élisabeth Malory tenta de récupérer la télécommande, mais la visiteuse recula à bonne distance.
Maintenant un journaliste évoquait la liesse dans plusieurs capitales de pays voisins qui fêtaient le noble sacrifice de ce kamikaze. On voyait des foules armées de fusils-mitrailleurs tirer en l’air en brandissant la photo de l’homme qui s’était fait exploser dans l’école. Ils scandaient joyeusement son nom. Le commentateur signalait que durant les « manifestations d’encouragement » dans les capitales voisines, il y avait eu vingt-trois morts parmi les manifestants touchés par les tirs d’enthousiasme des fêtards ou piétinés par la foule.
— Baissez le son ! Vous n’avez pas le droit ! Je vais appeler la police !
Le présentateur dont le visage fardé s’étalait sur l’écran géant mural énonçait maintenant avec le sourire :
« … a appelé les croyants à la guerre totale. Il a adjuré les mères d’envoyer leurs enfants se faire exploser avec des bombes pour la cause sacrée. Déjà une procession de mères est descendue dans la rue, pour scander les slogans religieux et promettre d’accoucher de beaucoup d’enfants qui seront les futurs héros martyrs de… »
Élisabeth se dégagea avec difficulté de son fauteuil pour se laisser tomber sur la chaise roulante et poursuivre sa voleuse de télécommande. Elle parvenait à l’approcher mais chaque fois qu’elle essayait de l’agripper l’autre reculait.
— QU’EST-CE QUE VOUS VOULEZ ? !
— Venez nous aider sur le projet « Dernier Espoir ».
— MAIS ENFIN VOUS POUVEZ RÉALISER CE PROJET SANS MOI ! hurla Élisabeth Malory. IL Y A DES CENTAINES DE SKIPPERS ! ALLEZ LES VOIR ! ILS ONT DES JAMBES, EUX !
Satine Vanderbild consentit enfin à baisser le son.
— Ce n’est pas pour vous, c’est pour lui. Yves Kramer a inventé ce projet et il le porte sur ses épaules. Tout dépend de lui, de sa créativité, de son génie. Il faut qu’il soit bien dans sa tête. Et il ne pourra jamais l’être tant qu’il vivra avec la culpabilité de votre accident.
— JAMAIS JE NE LUI PARDONNERAI ! IL A DÉTRUIT MA VIE !
Satine remit la télévision au volume maximum.
— ARRÊTEZ ! JE VAIS APPELER LA POLICE !
Furieuse, Élisabeth entreprit de diriger son fauteuil roulant en direction du combiné téléphonique. Juste au moment où elle allait le saisir la visiteuse arracha le câble qui le reliait à la prise.
L’ex-championne de voile se lança à sa poursuite et lorsqu’elle s’estima suffisamment proche elle jaillit de son fauteuil. Mais Satine recula et Élisabeth retomba sur la moquette où elle se traîna comme un animal sans colonne vertébrale.
À nouveau les actualités s’égrenaient avec leur cortège d’images-chocs. On voyait maintenant un incendie de forêt. Les hectares de pinèdes en feu éclairaient la pièce d’une lueur orange, dans un craquement d’écorces brûlées. Un pompier signalait qu’ils avaient trouvé des engins incendiaires et qu’il suspectait les promoteurs immobiliers d’avoir voulu ainsi gagner du terrain pour bâtir des villas. La caméra montrait un vaste nuage noir qui plombait le ciel de la forêt en feu et emplissait l’air d’une poussière anthracite.
Le son toujours au maximum faisait vibrer les murs. Les voisins du dessus tapaient avec des balais pour essayer de faire baisser le volume.
Épuisée de ramper, Élisabeth consentit enfin à faire un geste de conciliation. Satine baissa le son.
— Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? Ça ne suffit pas à Kramer de m’avoir brisé les jambes, il faut encore qu’il envoie quelqu’un me persécuter chez moi ?
— Le projet s’appelle « Dernier Espoir », répéta Satine en guise de réponse.
— Je ne vous suivrai jamais.
— Le vaisseau s’appelle le Papillon des Étoiles.
Satine déploya une carte où l’on voyait les deux grandes voiles triangulaires convergeant vers ce qui semblait être une longue fusée.
Élisabeth saisit la carte et d’un geste rageur la déchira en petits morceaux.
— Vous savez ce que vous êtes ? émit l’assistante sur un ton résigné. Une égoïste. Vous ne pensez qu’à vous. Quand vous étiez navigatrice solitaire vous étiez déjà égoïste. Quand vous draguiez les mecs célèbres ce n’était que pour votre plaisir. Il n’y a jamais eu d’amour ni de générosité dans aucun de vos actes.
— Je ne vous permets pas de me juger. Les tribunaux ont condamné votre employeur. C’est lui le criminel. Et vous, vous osez venir persécuter sa victime. Il va payer cher pour ça aussi. Dès que vous serez partie j’appellerai mon avocat et vous entendrez parler de moi. Vous aussi vous devrez payer pour cette intrusion.
À nouveau Satine augmenta le son.
« … procès en pédophilie. Le suspect enfermait les enfants qu’il avait kidnappés dans sa cave pour les vendre à de riches oisifs qui les utilisaient pour assouvir leurs plus bas instincts… »
— ARRÊTEZ ! ARRÊTEZ !
« … Après son arrestation sa femme, qui parfois restait seule dans la villa avec les enfants enfermés dans sa cave, avoua qu’elle entendait leurs cris mais ne voulait pas s’en mêler. Elle a préféré les laisser mourir de faim dans leurs cellules… »
— ARRÊTEZ J’EN PEUX PLUS.
Satine baissa le son.
— Je vous déteste. Vous me paierez ça.
— Même dans votre colère je ne vois que l’expression d’un ego surdimensionné. Est-ce qu’une fois, vous seriez capable de penser aux autres ? Sauver l’humanité c’est un joli projet, non ?
— Je me fous de l’humanité ! Qu’ils crèvent tous !
Elle ramassa un verre et trouva la force de le projeter en direction de la femme blonde. Celle-ci se baissa et le verre explosa contre le mur.
— Ce projet est financé par Gabriel Mac Namarra, et lui, tout milliardaire qu’il est, il n’est pas égoïste. Il pense aux autres. Alors que vous, toute handicapée que vous êtes, vous ne pensez qu’à votre nombril.
La navigatrice s’arrêta et recommença à éructer.
— Pourquoi venez-vous me persécuter ici ?
Dans l’esprit de Satine Vanderbild il n’y avait plus qu’une idée… Maintenant ça passe ou ça casse.
— Pour vous sauver, dit-elle à voix basse.
Élisabeth considéra, incrédule, la femme blonde qui agrippait toujours la télécommande du téléviseur comme s’il s’agissait d’une arme.
— On ne peut pas convaincre les gens par la violence et les menaces. En tout cas pas moi.
Élisabeth renonça au téléphone, se tourna vers la bouteille et, après avoir versé le liquide brun dans un verre, happa d’un coup plusieurs cachets.
Satine lui arracha la bouteille des mains et du même élan la projeta contre le téléviseur.
— La dormeuse doit se réveiller.
Élisabeth hésita à se battre encore, puis changea de physionomie et se mit à rire, un rire bloqué, nerveux, qui se transforma en sanglots.
— Il est trop tard…
— Il n’est jamais trop tard.
— Vous ne comprenez pas, je suis finie. Votre patron m’a assassinée. Et maintenant il vous envoie pour que vous terminiez le travail, n’est-ce pas ?
— Je ne vous veux pas de mal. Au contraire. J’aurais pu rentrer et dire que j’avais échoué, vous continueriez à boire et tout serait comme avant. Mais c’est moi qui ai décidé d’insister. C’est moi qui prends le risque de m’attirer un procès pour intrusion. Parfois on peut faire le bien des gens malgré eux. Venez au centre « D.E. ». Pour vous aussi c’est le dernier espoir. Nous avons autant besoin de vous que vous avez besoin de nous. Fournissez des indications sur la manière dont nous pourrons manœuvrer les voiles solaires du Papillon des Étoiles. Et si ça vous fait si mal que ça de voir Yves Kramer, eh bien vous ne le verrez pas. Tout ce qui importe pour lui c’est que vous vous insériez dans le projet d’une manière ou d’une autre. Si demain vous ne vous présentez pas à notre bureau je considérerai que vous n’avez pas su saisir la chance de ne plus être une… limace.
Là-dessus Satine Vanderbild partit en claquant la porte.